... Où vient d’apparaître un château.
Les arbres noueux du bord de la route s’inclinent vers le voyageur.
Il vient du village proche,
Il vient de la ville lointaine,
Il ne fait que passer au pied des clochers.
Il aperçoit à la fenêtre une étoile rouge qui bouge,
Qui descend, qui se promène en vacillant
Sur la route blanche, dans la campagne noire.
Elle se dirige vers le voyageur qui la regarde venir.
Un instant elle brille dans chacun de ses yeux,
Elle se fixe sur son front.
Étonné de cette lueur glaciale qui l’illumine,
Il essuie son front.
Une goutte de vin perle à son doigt.
Maintenant l’homme s’éloigne et s’amoindrit
Dans la nuit.
Il est passé près de cette source où vous venez au matin cueillir le cresson frais,
Il est passé près de la maison abandonnée.
C’est l’homme à la goutte de vin sur le front.
Il danse à l’heure actuelle dans une salle immense,
Une salle brillamment éclairée,
Resplendissante de son parquet ciré
Profond comme un miroir.
Il est seul avec sa danseuse
Dans cette salle immense, et il danse
Au son d’un orchestre de verre pilé.
Et les créatures de la nuit
Contemplent ce couple solitaire et qui danse
Et la plus belle d’entre les créatures de la nuit
Essuie machinalement une goutte de vin à son front,
La remet dans un verre,
Et le dormeur s’éveille,
Voit la goutte briller de cent mille rubis dans le verre
Qui était vide lorsqu’il s’endormit.
La contemple.
L’univers oscille durant une seconde de silence
Et le sommeil reprend ses droits,
Et l’univers reprend son cours
Par les milliers de routes blanches tracées par le monde
À travers les campagnes ténébreuses.
C’était le poème du jour, Fête-Diable (1934), de Robert Desnos, grand poète surréaliste qui disait :
« Je ne suis pas philosophe, je ne suis pas métaphysicien… Et j’aime le vin pur. »
Quelques années plus tôt, en 1929, il avait écrit le Poème à Florence (Corps et Biens):
Comme un aveugle s’en allant vers les frontières
Dans les bruits de la ville assaillie par le soir
Appuie obstinément aux vitres des portières
Ses yeux qui ne voient pas vers l’aile des mouchoirs
Comme ce rail brillant dans l’ombre sous les arbres
Comme un reflet d’éclair dans les yeux des amants
Comme un couteau brisé sur un sexe de marbre
Comme un législateur parlant à des déments
Une flamme a jailli pour perpétuer Florence
Non pas celle qui haute au détour d’un chemin
Porta jusqu’à la lune un appel de souffrance
Mais celle qui flambait au bûcher quand les mains
dressées comme cinq branches d’une étoile opaque
attestaient que demain surgirait d’aujourd’hui
Mais celle qui flambait au chemin de saint Jacques
Quand la déesse nue vers le nadir a fui
Mais celle qui flambait aux parois de ma gorge
Quand fugitive et pure image de l’amour
Tu surgis tu partis et que le feu des forges
Rougeoyait les sapins les palais et les tours
J’inscris ici ton nom hors des deuils anonymes
Où tant d’amantes ont sombré corps âme et biens
Pour perpétuer un soir où dépouilles ultimes
Nous jetions tels des os nos souvenirs aux chiens
Tu fonds tu disparais tu sombres mais je dresse
au bord de ce rivage où ne brille aucun feu
Nul phare blanchissant les bateaux en détresse
Nulle lanterne de rivage au front des bœufs
Mais je dresse aujourd’hui ton visage et ton rire
Tes yeux bouleversants ta gorge et tes parfums
Dans un olympe arbitraire où l’ombre se mire
dans un miroir brisé sous les pas des défunts
Afin que si le tour des autres amoureuses
Venait avant le mien de s’abîmer tu sois
Et l’accueillante et l’illusoire et l’égareuse
la sœur des mes chagrins et la flamme à mes doigts
Car la route se brise au bord des précipices
je sens venir les temps où mourront les amis
Et les amants d’autrefois et d’aujourd’hui
Voici venir les jours de crêpe et d’artifice
Voici venir les jours où les œuvres sont vaines
où nul bientôt ne comprendra ces mots écrits
Mais je bois goulûment les larmes de nos peines
quitte à briser mon verre à l’écho de tes cris
Je bois joyeusement faisant claquer ma langue
le vin tonique et mâle et j’invite au festin
Tous ceux-là que j’aimai. Ayant brisé leur cangue
qu’ils viennent partager mon rêve et mon butin
Buvons joyeusement ! chantons jusqu’à l’ivresse !
nos mains ensanglantées aux tessons des bouteilles
Demain ne pourront plus étreindre nos maîtresses.
Les verrous sont poussés au pays des merveilles.
Combattant de la liberté, il écrivit en 1938:
Je chante ce soir non ce que nous devons combattre
Mais ce que nous devons défendre.
Les plaisirs de la vie.
Le vin qu’on boit avec les camarades.
L’amour.
Le feu en hiver.
La rivière fraîche en été.
La viande et le pain de chaque repas.
Le refrain que l’on chante en marchant sur la route.
Le lit où l’on dort.
Le sommeil, sans réveils en sursaut, sans angoisse du lendemain.
Le loisir.
La liberté de changer de ciel.
Le sentiment de la dignité et beaucoup d’autres choses
Dont on refuse la possession aux hommes.
Voici aussi le couplet du verre de vin ( Etat de veille) :
Quand le train partira n’agite pas la main,
Ni ton mouchoir, ni ton ombrelle,
Mais emplis un verre de vin
Et lance vers le train dont chantent les ridelles
La longue flamme du vin,
La sanglante flamme du vin pareille à ta langue
Et partageant avec elle
Le palais et la couche
De tes lèvres et de ta bouche.
1942
Prémonitoire ? Résistant, Desnos sera déporté le 27 avril 1944 et ne reviendra pas.
Tres jolie texte merci de faire partager votre plume
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