Desproges es tu là ?

En ce 18 avril 2010 accueillons ce philosophe (mais oui) caustique disparu il y a aujourd’hui 22 ans, grand amoureux du vin si l’on se fie à sa chronique « l’aquaphile » du 10 avril 1986 (chronique de la haine ordinaire, qu’on peut trouver sur terredevins.com ).

Entre ici, Pierre Desproges…

(Celui qui a dit

“Il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger. De même qu’il faut boire pour vivre et non pas vivre sans boire, sinon c’est dégueulasse.”

et

«Certes l’eau est plus digeste que l’amanite phalloïde et plus diurétique que la purée de marrons, mais ce sont là futiles et fallacieuses excuses de drogués … Buvez du vin ! »

devrait se sentir chez lui au bon clos, non ?)

Le mieux est de l’écouter là

« J’étais littéralement fou de cette femme. Pour elle, pour l’étincelance amusée de ses yeux mouillés d’intelligence aiguë, pour sa voix cassée lourde et basse et de luxure assouvie, pour son cul furibond, pour sa culture, pour sa tendresse et pour ses mains, je me sentais jouvenceau fulgurant, prêt à soulever d’impossibles rochers pour y tailler des cathédrales où j’entrerais botté sur un irrésistible alezan fou, lui aussi.
Pour elle, aux soirs d’usure casanière où la routine alourdit les élans familiers en érodant à coeur les envies conjugales, je me voyais avec effroi quittant la mère de mes enfants, mes enfants eux-mêmes, mon chat primordial, mon chien essentiel, et même la cave voûtée humide et pâle qui sent le vieux bois, le liège et le sarment brisé, ma cave indispensable et secrète où je parle à mon vin quand ma tête est malade, et qu’on n’éclaire qu’à la bougie, pour le respect frileux des traditions perdues et de la vie qui court dans les mille flacons aux noms magiques de châteaux occitans et de maisons burgondes.


Pour cette femme à la quarantaine émouvante que trois ridules égratignent à peine, trois paillettes autour de ses rires de petite fille encore, pour ce fruit mûr à coeur et pas encore tombé, pour son nid victorien et le canapé noir où nous comprenions Dieu en écoutant Mozart, pour le Guerlain velours aux abords de sa peau, pour la fermeté lisse de sa démarche Dior et de soie noire aussi, pour sa virilité dans le maintien de la Gauloise et pour ses seins arrogants toujours debout, même au plus périlleux des moins avouables révérences, pour cette femme infiniment inhabituelle, je me sentais au bord de renier mes pantoufles.

Je dis qu’elle était infiniment inhabituelle. Par exemple, elle me parlait souvent en latin par réaction farouche contre le laisser-aller du langage de chez nous que l’anglomanie écorche à mort. Nos dialogues étaient fous :
– Quo vadis domine ?
– Etoilla matelus ?
En sa présence, oui, il n’était pas rare que je gaudriolasse ainsi sans finesse, dans l’espoir flou d’abriter sous mon nez rouge l’émoi profond d’être avec elle. Elle avait souvent la bonté d’en rire, exhibant soudain ses clinquantes canines dans un éclair blanc suraigu qui me mordait le coeur. J’en étais fou, vous dis-je.

C’était le 16 octobre. Ce jour-là, je l’emmenai déjeuner dans l’antre bordelais d’un truculent saucier qui ne sert que six tables au fond d’une impasse endormie du XVe arrondissement de Paris où j’ai mes habitudes. Je nous revois, dégustant de moelleux bolets noirs en célébrant l’automne, romantiques et graves, d’une gravité d’amants crépusculaires. Elle me regardait, pâle et sereine comme cette enfant scandinave que j’avais entrevue penchée sur la tombe de Stravinsky, par un matin froid de Venise.
J’étais au bord de dire des choses à l’eau de rose, quand le sommelier est arrivé. J’avais commandé un Figeac 71, mon Saint-Emilion préféré, introuvable, sublime, rouge et doré comme peu de couchers de soleil. Profond comme un la mineur de contrebasse. Éclatant en orgasme au soleil. Plus long en bouche qu’un final de Verdi. Un vin si grand que Dieu existe à sa seule vue.
Elle a mis de l’eau dedans. Je ne l’ai plus jamais aimée. »

Voici  un autre extrait, de sa chronique « non compris » (Chronique du 12 juin 1986 sur France Inter), une histoire d’incompréhension et de vin.

Le texte complet peut être trouvé .

« Ce matin encore, j’ai été frappé par cette incompréhension réciproque entre les humains et moi. J’étais allé avec ma femme acheter quelques bouteilles de vins au cœur du vieux Bercy, chez un petit négociant qui vous fait goûter ses crus avec un quignon de pain et une rondelle de saucisson. D’ailleurs, je ne comprends pas qu’on achète du vin sans l’avoir goûté au préalable. Il ne viendrait à personne l’idée d’acheter un pantalon sans l’essayer avant. Alors, Dieu me tire-bouchonne, ne refusez pas à votre bouche ce que vous accordez à vos fesses.

Le marchand habituel était absent. Je ne connaissais pas son remplaçant. J’ai deviné d’emblée que nous ne nous comprendrions pas : il portait un béret et je ne comprends pas qu’on porte un béret.

− Bonjour messieurs-dames ! Nous a-t-il lancé.

Je ne comprends pas qu’on dise « bonjour messieurs-dames ». Je lui ai demandé, le plus poliment, le plus délicatement possible, de retirer ces paroles et d’ôter son béret, mais c’est alors que j’ai compris, une fois de plus, que l’incompréhension jouait dans les deux sens. Je l’ai deviné au ton légèrement agacé qu’il a pris pour me dire : « Et pour monsieur, qu’est-ce que ce sera ? »

Pourquoi n’avait-il pas dit : « Qu’est-ce que c’est ? »

Pourquoi employait-il le futur ?

Pourquoi nous projeter ainsi dans l’avenir, en pleine science-fiction ?

Je suis d’une autre planète vous dis-je.

− Je voudrais du vin, finis-je par avouer.

− Du vin pour tous les jours ?

Pourquoi avait-il dit « du vin pour tous les jours ? ».

Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Voulait-il exprimer qu’il avait également en stock des vins pour un jour sur deux ? Des vins pour toutes les nuits ? N’avais-je pas décelé un soupçon d’animosité dans le ton de cet homme ? Si je lui avouais que je buvais du vin tous les jours, n’allait-il pas appeler la police ? J’essayais de rester calme, pour ne pas affoler Syphillos qui s’agrippait à mon bras. (Ma femme s’appelle Syphillos. Je le souligne à l’intention du tourneur-fraiseur qui tourne autour. Pourquoi les fraiseurs tournent-ils ? Pourquoi les tourneurs fraisent-ils ? Pourquoi ?)

− Oui, monsieur, je voudrais du vin pour tous les jours.

J’en profitai pour lui expliquer avec ménagement, que j’avais pris l’habitude de consommer du vin même le mardi.

− Tenez, c’est comme cette dame, pour vous donner un exemple : c’est ma femme pour tous les jours, n’est-ce pas ?

Alors, lui :

− Ah mais, y fait ce qu’y veut. Tiens, pour tous les jours y n’avons une petite côte de Duras qu’a de la cuisse. Y sera pas déçu. Et pour dimanche y veut rien ?  »

PS

Et nous avions oublié le sketch de l’ascenseur qu’un ami vigneron bien inspiré nous remet en mémoire ! Une histoire de cave à vin…


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